14.11.2018, par Sandrine Hagège, source/ CNRS
Le social s’immiscerait jusque dans l’intimité de nos rêves. Terrain de prédilection de la psychanalyse puis objet d’étude des neurosciences, le continent onirique s’ouvre désormais à l’analyse sociologique. Entretien avec le sociologue Bernard Lahire qui pose, dans un ouvrage ambitieux, les fondements d’une nouvelle science des rêves.
Dans la grande synthèse que vous avez publiée cette année, vous proposez d’intégrer l’ « objet rêve » dans les sciences sociales. Vous décrivez cet objet comme un « château entouré de ronces et d’un dragon », faisant allusion à la psychanalyse qui a dominé l’interprétation des rêves depuis Sigmund Freud.
Comment expliquez-vous ce quasi-monopole ?
Bernard Lahire: C’est un modèle extrêmement puissant, qui reste robuste sur de nombreux points. Aujourd’hui, Freud n’est pas en odeur de sainteté au sein des neurosciences, et pourtant beaucoup de travaux de cette discipline ou de la psychologie expérimentale montrent qu’il avait raison sur tel ou tel point. Par exemple sur les « résidus diurnes », ces images de la veille qui entrent dans le rêve et que le rêveur est capable de reconnaître au petit matin. Freud a reçu des centaines de patients et il a réussi à saisir des mécanismes fondamentaux.
Sur le langage onirique, il a été une sorte de Champollion. Et aujourd’hui, des linguistes peuvent travailler sur les métaphores qui structurent le rêve. Pourquoi un tel monopole ? Tout simplement parce qu’il n’y avait pas mieux jusque-là.
Quel a été selon vous l’apport fondamental de Freud à cette science des rêves ?
B. L. : Freud, au départ, est ce que l’on appellerait maintenant un neurophysiologiste. Mais travaillant sur l’« hystérie », il recueille les rêves des jeunes filles qu’il reçoit. Il comprend alors qu’il peut fonder une théorie de l’appareil psychique à partir de la question du rêve. L’invention de la psychanalyse a commencé là.
Freud a reçu des centaines de patients et il a réussi à saisir des mécanismes fondamentaux. Sur le langage onirique, il a été une sorte de Champollion.
Freud se met alors à lire de manière boulimique tout ce qui s’était fait sur la question. Il est remonté aux Grecs, et notamment à l’Onirocritique d’Artémidore de Daldis, pour asseoir l’idée que le rêve n’était pas un délire incompréhensible, qu’il n’était pas composé d’images totalement aléatoires, liées à des décharges électriques dans le cerveau pendant la nuit, ce que beaucoup de savants pensaient à son époque. Freud a donc élaboré une grande synthèse fondée sur l’hypothèse fondamentale que les rêves ont du sens et qu’on peut donc les interpréter.
En postulant que le rêve est un phénomène social, votre ouvrage modifie à la fois notre regard sur les rêves et sur la sociologie. Qu’y a-t-il de si inquiétant pour que « les sociologues ferment les yeux lorsque les enquêtés s’endorment » ?
B. L. : Pendant très longtemps, la sociologie a exclu l’individu de ses objets. L’objet de la sociologie, c’était le groupe, l’institution, les grandes tendances statistiques, etc. La discipline a progressé depuis Durkheim, en travaillant sur des récits de vie, sur des cas individuels. Le rêve est non seulement individuel, mais très intime et extrêmement singulier : il intervient durant le sommeil, et vous avez chaque nuit un nouveau récit onirique qui semble bizarre, incongru, incohérent. Ce n’est pas comme si vous étudiiez les pratiques sportives ou culturelles. Ceci dit, Durkheim, fondateur de la sociologie en France, a travaillé sur le suicide et pour moi c’est un exemple à suivre, même si je ne procède pas de la même façon que lui parce que je n’oppose pas singularité individuelle et vie sociale.
En quoi le rêve est-il un objet social, une matière sociologique ?
B. L. : Nous rêvons sur la base d’un passé qui est « incorporé ». Nous avons une histoire, des expériences sociales qui se sont inscrites en nous et sont constitutives de notre personnalité. C’est ce que les sociologues appellent des « dispositions ». Ce sont des manières de voir, de sentir, d’agir comme disait Durkheim, qui sont relativement stables, liées à la répétition au cours d’une vie d’expériences relativement similaires, parce qu’on est issu de milieux particuliers, et qu’on a fréquenté longtemps les mêmes personnes (membres de sa famille, camarades de classe, collègues de travail, conjoint, amis, etc.). Toutes ces expériences sociales se déposent en nous, c’est une sédimentation sous la forme non pas de souvenirs mais d’une mémoire incorporée. La plupart du temps, nous ne savons même pas que nous en sommes porteurs. Et ce sont encore des expériences sociales, plus actuelles, qui réactivent cette mémoire incorporée resurgissant dans les rêves sous une forme transfigurée.
Selon vous, le rêve met en jeu la « problématique existentielle » de son auteur, en lien avec sa propre histoire. Finalement, peu de rêves sont à l’image du mot « rêve », au sens d’idéal…
B. L. : Oui, on est loin du sens du mot rêve dans des expressions du type : « Je rêve de faire le tour du monde ». La grande majorité des rêves montrent que ce sont des problèmes qui travaillent la nuit. Ce n’est pas un hasard si on rêve de personnes avec lesquelles on est émotionnellement engagé (père, mère, conjoint, collègues, amis), même s’ils apparaissent sous d’autres figures. J’ai eu besoin de cette notion de problématique existentielle lorsque je travaillais sur le processus de création littéraire chez Frantz Kafka. Au fond, c’est assez proche comme type de problème scientifique. Les écrivains transposent leurs expériences marquantes sur un plan littéraire. Kafka vivait une série de contradictions sociales qu’il mettait en scène dans son œuvre. Le terme de « problématique existentielle » renvoie à la question de la préoccupation : nous rêvons à partir de ce qui nous soucie. Les situations oniriques sont des situations problématiques de notre passé, réveillées par des événements présents.
Ces « événements déclencheurs » du rêve, comment interviennent-ils ?
B. L. : Au cours de votre journée, vous voyez des gens, vous entendez des propos, et cela déclenche des choses en vous. Le processus peut durer à peine quelques secondes et puis hop ! votre esprit abandonne ces représentations mentales parce que vous êtes happé par vos activités courantes. Or ces petites choses-là peuvent continuer leur chemin dans votre cerveau et réapparaître la nuit si cela touche à des éléments importants du point de vue de la structure de votre personnalité. Je cite un exemple dans le livre, du sociologue Maurice Halbwachs qui un jour est « mortifié » de ne pas connaître les substances chimiques mentionnées sur une ordonnance médicale. Le soir même, il rêve qu’il est avec d’anciens camarades de l’ENS Ulm qui parlent tous de chimie et qu’il ne parvient pas à répondre à des questions ; ils sont par ailleurs tous décorés mais pas lui. Le micro-événement de la journée a déclenché une ancienne peur de ne pas être à la hauteur.
Vous dites que le rêve est une « communication de soi à soi », hors des contraintes liées aux interactions sociales…
B. L. : Oui, il y a un fort degré d’implicite dans le rêve. C’est un langage d’une extraordinaire économie. Comme il n’y a pas de public, il n’y a pas besoin d’explicitation puisque non seulement c’est « moi » qui fabrique les images du rêve, mais c’est à « moi » que je m’adresse. Il n’y a pas plus court comme circuit de communication. Je donne souvent l’exemple des vieux couples : il suffit pour eux d’échanger un regard, de lancer un mot ou une onomatopée, chacun sait très bien ce que pense l’autre. Et de soi à soi, c’est pire !
Freud pensait que le rêve était l’expression de la censure, du désir refoulé de l’inconscient, or vous postulez le contraire !
B. L. : Le fait qu’on se parle à soi-même fait justement qu’il n’y a quasiment plus de censure. On exprime ce qu’on pense sans craindre le jugement. Par exemple, vous n’allez pas dire à votre supérieur hiérarchique : « T’es vraiment qu’un con ! » Si vous vous retrouvez entre collègues proches, vous pourrez peut-être le dire, mais vous ne le direz pas devant des collègues dont vous n’êtes pas sûr, etc. Plus les gens sont proches de vous, plus vous allez vous « lâcher ». Alors, dans le rêve, c’est encore plus vrai, puisqu’on est seul. Ce qui est amusant c’est que, paradoxalement, Freud a émis une mauvaise hypothèse, celle de la censure, qui lui a permis néanmoins d’aller sur la bonne voie. Étonné par le langage très bizarre du rêve, il s’est imaginé qu’il y avait une censure et qu’on masquait le message comme dans les situations de guerre ou d’oppression. Freud a pensé à partir de ce modèle-là. Il affirmait que la censure était le pilier de sa théorie, mais heureusement que non ! Cette idée fausse selon moi l’a amené à chercher les codes du langage onirique, et là il avait raison.
Vous citez souvent les neurosciences dans votre ouvrage. En quoi appuient-elles vos analyses ?
B. L. : Il me semble difficile aujourd’hui d’être sociologue sans savoir comment fonctionne le cerveau. Les neuroscientifiques disent que le cerveau est une sorte de détecteur de régularités et ça correspond tout à fait au fonctionnement des dispositions. Vous êtes un bébé, vous criez une fois et votre mère vient immédiatement vous voir. Si, la deuxième fois que vous criez, elle se comporte de la même manière, vous avez « compris », pratiquement, que crier c’est faire venir votre mère. Le mécanisme est assez simple au fond. Ensuite, sur l’inconscient, l’apport des neurosciences est énorme, parce que de nombreux sociologues prêtent encore beaucoup trop de conscience aux acteurs individuels. Certains pensent que, parce qu’on a un cerveau, on est libre, calculateur, intentionnel à chaque moment de notre action. Stanislas Dehaene, par exemple, dit bien que la conscience est un tout petit filet. Il y a en réalité un continent de processus non conscients qui sont à l’œuvre et qui prédéterminent nos actions, notre sensibilité, nos énervements ou nos émerveillements, très largement conditionnés par la série d’expériences que nous avons accumulées depuis la naissance.
Si la psychanalyse a une visée thérapeutique, la sociologie des rêves n’a-t-elle pas une portée plus politique ?
B. L. : Les entretiens biographiques que je mène peuvent produire des effets thérapeutiques, même s’ils ne sont pas recherchés. Mais ce n’est pas l’essentiel. Sur la domination masculine, des femmes me racontent des cas d’hommes prédateurs, insistants, lourds…, et la série est longue, parce que le monde social produit en permanence ce genre de situations ou de personnes. Pour ne pas vivre ça, c’est le monde social qu’il faut transformer, ce n’est pas forcément soi. Au fond, la grande différence avec la psychanalyse, c’est que je pointe, dans l’analyse des rêves, tous les groupes, les institutions, les rapports sociaux qui sont à l’origine des problèmes « personnels ». Je cite un cas de rêve recueilli par Frantz Fanon. Qu’un Noir rêve qu’il devient un Blanc parce qu’il a un désir d’ascension sociale, ça dit quelque chose de la structure sociale dans laquelle il est. Fanon dit que pour régler ce type de névrose, il faut abolir les rapports entre colonisés et colonisateurs.
Vous êtes un ardent défenseur de la démarche pluridisciplinaire, que vous avez adoptée pour ce travail sur les rêves et vos recherches précédentes…
B. L. : En effet. Mais l’interdisciplinarité, ça ne se réalise pas sur commande. Il faut s’habituer, et habituer les jeunes en formation, à aller chercher loin de sa base disciplinaire. Sur un objet comme le rêve, j’ai lu des psychanalystes, des linguistes, des neurobiologistes, des psychologues cognitivistes, des historiens, des anthropologues… Lorsque j’ai travaillé sur la trajectoire d’un tableau de Poussin, je me suis retrouvé à lire des textes sur la théologie sacramentaire ! J’aurais pu rester dans les limites confortables d’une sociologie de l’art, mais si je l’avais fait, je n’aurais absolument pas écrit ce livre3. L’histoire des sciences est pleine d’enseignements utiles à cet égard.
Quand on voit ce que Darwin a osé faire… Il était lui-même effrayé par ce qu’il découvrait ! Mais il avait cette grande ambition de comprendre l’évolution du vivant, et cela fait 150 ans que cela tient. Or ce type de démarche est de plus en plus difficile dans un état de la science très parcellisé, avec une forte division du travail et une hyperspécialisation. Ce qu’a fait Freud, c’est recoller les morceaux !
Et j’ai tenté de faire la même chose dans Ceci n’est pas qu’un tableau ou dans L’Interprétation sociologique des rêves. Des savants comme Durkheim, qui avaient tout à construire, sont allés tous azimuts ! J’aimerais redonner le goût, à de jeunes chercheurs très professionnalisés mais timides dans leurs ambitions, du risque et de l’aventure scientifiques, d’aller vers de nouveaux objets, de conquérir des territoires.
Il faut garder à l’esprit que la science est une formidable aventure.