Tout le monde peut-il être Beth Harmon ?

Debout, intimidée, fragile, au milieu d’une classe dans un club d’Echecs de lycéens, une petite fille de 9 ans passe d’une table d’échecs à l’autre, s’arrêtant quelques secondes avant de déplacer une pièce. Tout autour des tables, 12 jeunes hommes, amateurs, âgés d’une quinzaine d’années sont assis et préparent leur prochain coup.
Premier épisode de la nouvelle série Netflix qui démarre fort : « The Queen’s Gambit », la petite fille s’appelle Beth Harmon, elle n’a plus ses parents et vit dans un orphelinat où elle a appris à jouer aux échecs avec l’homme d’entretien de l’établissement, William Shaibel. Le résultat est sans appel : 12 victoires pour 12 parties. Comment peut-elle jouer aussi bien et aussi vite ? Combien de coups peut-elle anticiper en jouant en simultané ? Plus tard, elle expliquera « Je n’anticipe pas, je visualise le jeu au plafond et surtout, je vais à l’intuition et je joue mon coup ».

L’expertise cognitive au jeu d’échecs

Cette série met l’accent sur des questions étudiées depuis 1894 (Alfred Binet) dans le domaine de l’expertise cognitive au jeu d’échecs : comment ces experts aux échecs acquièrent leurs dons extraordinaires ? Les grands maitres aux échecs ont-ils une intelligence hors du commun ? une mémoire surhumaine ?
Plusieurs études montrent que la perception, les temps de réaction, et d’autres capacités cognitives (mémoire) sont identiques entre experts et novices dans les domaines n’appartenant pas au domaine d’expertise de ces experts (Ericsson et Charness, 1994 ; Ericsson, Krampe et Tesh-Römer, 1993 ; Shea & Paull,1996).
En revanche, dans l’évaluation de la perception de matériel plus complexe appartenant à un domaine d’expertise, les experts et les novices perçoivent les informations différemment. Il semble, en effet que les experts emploient dans leur domaine d’expertise des types de représentations mentales différents par rapport aux novices.

Comme pour confirmer la description que l’héroïne de notre série, Beth Harmon, fait de son jeu, Adriaan de Groot, psychologue et pionnier des travaux sur le jeu d’échecs, affirme qu’«un maître du jeu d’échecs ne cherche pas le bon coup, il le voit.»,
En 1996, avec Fernand Gobet (maître international d’échecs et professeur en psychologie cognitive), ils enregistrent les mouvements oculaires de maîtres d’échecs et d’amateurs lorsqu’une position d’échecs était présentée durant 5 secondes. Ils ont trouvé que les mouvements oculaires des maîtres étaient plus rapides et moins variables que ceux des amateurs. Les maîtres avaient aussi tendance à inspecter l’ensemble de l’échiquier, alors que les amateurs ne regardaient qu’une portion de celui-ci. Les maîtres fixaient également plus souvent les cases importantes. En fait les maîtres avaient davantage tendance à fixer plutôt à l’intersection des cases, ce qui conforterait l’idée que l’expert perçoit et identifie les caractéristiques fonctionnelles liées à un groupement de pièces organisées sur l’échiquier (notion de « chunks »). Ces groupements seraient également stockés en grand nombre dans la mémoire à long terme de l’expert.

Les études sur la mémoire

Les études sur la mémoire, vont également dans le sens de ces observations, l’expertise aux échecs n’est pas liée à une amélioration délibérée de la mémoire. Cependant lorsque les experts sont testés dans leur domaine d’expertise, ils obtiennent de meilleures performances que les novices (Gobet, 1993b).

Qu’en est-il des performances cognitives des experts lorsqu’on procède à un aménagement aléatoire des pièces sur l’échiquier ?
On pourrait s’attendre à ce que même si le matériel est familier pour les experts, comme on lui fait perdre son sens en changeant sa structure, la supériorité des performances due à l’expertise pourrait disparaitre !
Il n’en est rien ! La supériorité des maîtres par rapport aux amateurs avec les positions aléatoires perdure, même s’ils sont forcément moins bons que dans une situation non aléatoire. Cette observation est robuste et se généralise à divers types de positions aléatoires (Gobet & Waters, 2003). En fait, il est probable que certaines configurations sur l’échiquier vont être reconnues, par hasard, même dans une position aléatoire.

Comment Beth Harmon entraînée par William Shaibel dans le sous-sol de l’orphelinat a-t-elle pu devenir experte si jeune et si rapidement ?
Dans les années 70, Chase et Simon avaient conclu qu’il fallait au moins 10 000 heures d’entrainements et d’étude pour devenir un expert. On sait aujourd’hui, que ce volume d’heures doit être revue à la baisse. En effet, il n’a fallu à Magnus Carlsen, grand maître international, no 1 mondial au classement Elo, et champion du monde en titre, que six ans de pratique pour atteindre le niveau de grand-maître. De plus, Campitelli et Gobet (2008) ont trouvé que certains joueurs ont obtenu le titre de maître après 3000 heures de pratique seulement !
L’accès à de meilleures techniques d’entrainements au fil des générations semble être la raison principale de cette diminution considérable du nombre d’heures pour devenir expert aux échecs (Campitelli & Gobet, 2008 ; Gobet, Campitelli & Waters, 2002). Il faut dire qu’aujourd’hui nous bénéficions de programmes informatiques qui jouent au niveau de champion du monde ainsi que de la présence de sites internet sur lesquels on peut jouer 24/24 contre des grands maîtres de niveau mondial !

Il semblerait donc que notre homme d’entretien William Shaibel soit particulièrement doué aux échecs et que Beth ait pu, en plus de ses entrainements virtuels, profiter rapidement de techniques d’entrainements particulièrement efficaces !

Comment devenir un grand-maître aux échecs ?

Il semble, que quel que soit le nombre d’heures de pratique nécessaires pour devenir un expert, cet objectif requiert une longue pratique, avec un effort conscient de réajustement et une correction des points faibles de son propre jeu.
Ericsson et al., 1993

En effet, les résultats montrent que plus les personnes sont qualifiées, plus elles ont investi d’heures de pratique.
Cependant, certains joueurs ont consacré plus de 25000 heures à l’étude et à la pratique du jeu, mais ne sont jamais devenus des maîtres (Gobet & Campitelli, 2007).

Quels sont donc les autres facteurs, outre l’entrainement conséquent qui pourrait expliquer le niveau d’expertise des grands joueurs ?
Bilalic, McLeod & Gobet (2011) tentent de répondre à cette question en étudiant le développement d’enfants jouant aux échecs durant 3 ans. Ils ont observé que l’intelligence était la variable la plus prédictive du niveau de jeu, mais seulement au début, parce que, par la suite, la quantité de pratique explique mieux le niveau d’expertise que l’intelligence, bien que celle-ci joue toujours un rôle.

Pouvons-nous tous devenir des experts dans un domaine ? Talent et expertise : inné ou acquis ?

Bien que la génétique influe sur les capacités mentales des gens qui devraient varier d’une personne à l’autre, comme le font l’ensemble des caractéristiques humaines, et quoique les différences entre les individus existent pour ces capacités, les travaux sur l’expertise montrent en général qu’une grande partie de la variabilité entre les personnes dans un domaine est expliquée par les connaissances que les experts ont acquises.

Pour conclure, si on reconnait rapidement que les capacités de certains experts nous resteront à jamais inaccessibles, dans de multiples autres domaines, posséder des capacités supérieures à la moyenne semble davantage à notre portée. Une des questions posées, est celle de savoir s’il suffit d’énormément de travail pour devenir un expert, ou s’il faut d’abord du talent. La question est complexe parce que même si une part de talent s’avère nécessaire, cela serait soit non essentiel soit ne suffirait pas parce qu’il faudrait quand même un volume d’heure d’entrainement et donc un travail conséquent pour y arriver.

A propos de Roseline Bueder

Entre deux consultations, je m'adonne à la fouille psychologique d'insolites, que j'expose dans mes articles de blog et sur ma page Facebook. Psychologue, Hypnothérapeute et ex-chercheur en neurosciences comportementales, je dispense mes conseils et astuces pour mieux vivre votre quotidien.